Réenchanter l’école de Jules Ferry
C’est en tout cas l’idée que se faisait Jules Ferry de l’école républicaine : « Tous les efforts du ministère de l’Instruction publique se sont portés sur la constitution d’un enseignement vraiment éducateur. Pourquoi les leçons de choses, la gymnastique, le chant, la musique chorale… ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces [prétendus] accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale ».
Une vision moderne qui puise ses racines dans une tradition fort ancienne – on la trouve notamment illustrée dans la République de Platon. Elle resurgit aujourd’hui à travers le Plan Chorale lancé en 2017 dans les collèges et lycées puis étendu à l’école primaire :
Pourtant, aussi encourageante que soit cette initiative, elle reste le plus souvent une fleur sur l’arbre des savoirs, et ne fait pas du chant une priorité de notre système éducatif. D’ailleurs, en dépit de nombreuses tentatives de décloisonnement, les disciplines enseignées y demeurent fortement hiérarchisées : le chant est associé à la musique, qui dans la plupart des pays dits civilisés y occupe toujours la dernière place…
Connais-toi toi-même
Encore faut-il rappeler qu’on ne parle pas ici de musique, mais bien de chant. Pas de faire de la musique, mais bien de construire, de développer et de mieux connaître cet instrument de musique si particulier que nous utilisons pour chanter : nous-mêmes !
L’enjeu n’est donc pas d’enseigner l’art du chant, c’est le rôle que peut jouer le chant dans le développement des enfants : pas l’apprentissage du chant, mais l’apprentissage par le chant. Vue sous cet angle, la pratique du chant à l’école a tout d’un retour aux sources.
Un retour aux sources de la pédagogie et de la connaissance, qu’on pourrait assimiler à l’impératif socratique : Connais-toi toi-même. Mais plus généralement un retour aux sources de soi (individuellement), de notre culture (collectivement), et de l’humanité (universellement). Cette image du chant comme forme pure et première de la parole pourrait avoir l’apparence d’un mythe romantique, mais elle ne l’a plus lorsqu’on relit l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau.
Je m’autorise d’ailleurs une double suggestion de lecture : car sur cette question de la nature du chant et de ses enjeux, le monument de Rousseau trouve une prolongation aussi savoureuse que contemporaine dans l’ouvrage du philosophe et romancier Vincent Delacroix : Chanter, reprendre la parole.
À voix haute : une dimension politique
Au-delà des nombreux bénéfices, directs ou indirects, qu’on peut attendre de la pratique du chant à l’école, il est également permis d’y voir une dimension politique.
Pour Rousseau, la démocratie passe nécessairement par l’entretien de l’éloquence. Il ira jusqu’à regretter l’importance prise par l’écrit au détriment de l’oral. Qu’aurait-il dit s’il avait connu les réseaux sociaux ? La question est d’actualité, à l’heure où notre civilisation s’interroge sur cette nouvelle forme de parole et sur les conséquences politiques de cette mutation : en réalité, la parole a trouvé sur les réseaux sociaux une expression qui serait l’exact opposé du chant, une parole radicalement détachée de son sujet…
La même préoccupation est au cœur du très beau documentaire « À voix haute : la force de la parole ». Le grand public a pu y découvrir le projet Eloquentia et son fameux concours de prise de parole, au départ destiné à de jeunes étudiants de Seine-Saint-Denis. Forte de son succès, l’initiative s’est par la suite largement répandue en France et à l’étranger ces dernières années.
Bien sûr, le chant ne se confond pas avec l’éloquence ; mais du point de vue qui nous intéresse ici, à savoir la recherche d’une expression de vérité, par laquelle le sujet se révèle à lui-même et aux autres, ils partagent la même nature. Et chanter pourrait bien être la meilleure façon de poursuivre cet idéal avec des enfants d’âge scolaire !
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